La mémoire des autres, Le Macumba

Parfois il faut avoir des idées un peu folles pour travailler avec des personnes malades de la mémoire, de démences. Leurs repères en sont perturbés et la façon de les aborder peut paraître parfois étrange et dénoué de toute logique alors qu’il y a bien souvent un sens.

Il faut souvent savoir manipuler la réalité, s’adapter à la leur - la seule qui compte - et avancer doucement pour que le trouble ne fasse pas plus de mal que de bien, un équilibre instable, un effet papillon.

Alors une idée a germé au sein de l’équipe, une idée un peu folle, semblant même complètement irréelle. C’est ainsi que le Macumba est né.

Le Macumba est le bar de l’unité, et quand je vous dis bar je vous dis bien bar, avec tout ce qui va avec. Ainsi nous avons une pancarte avec le nom du bar, un comptoir, des tabourets, une carte des boissons et des plats et, pour les plus téméraires, de la fausse monnaie.

Le plus compliqué dans une aventure comme celle-ci n’est pas de l’annoncer et l’utiliser avec les résidents. Leur monde est tellement déformé qu’ils n’y voient aucun problème à ce que le barman vienne tout juste de les aider à se laver et s’habiller pour ensuite aller leur payer un coup. Là où la pilule est plus dure à avaler c’est pour les familles. La maladie emporte leur proche peu à peu et il est difficile d’accepter que la personne évolue alors dans une trajectoire de vie totalement différente de ce qu’elle était il y a encore quelques années.

Alors il faut montrer, expliquer, que derrière ce geste qu’ils ne comprennent pas il y a des soignants qui ont pensé la chose et que l’objectif premier est de procurer du plaisir, et des moments de détentes aux résidents. Des sourires, des rires et des routines qui viendront offrir un point d’ancrage à ce cerveau malade, un repère pour avancer, ou du moins ne pas tomber trop vite. Cela peut paraître insignifiant et pourtant, à force de répéter tous les jours :

Viens au Macumba pour le petit-déjeuner, il y a tous ce qu’il faut.

Les effets sont là et le résident viendra tous les matins s’accouder au comptoir pour prendre son petit-déjeuner. À pousser la chose il passera même derrière le bar pour se resservir, servir les autres, vivre.

Le bar permet également de maintenir leur autonomie dans l’alimentation. Des tartines sont à disposition au comptoir toute la journée. La personne marche, les prend au passage, puis reprend la route en mangeant. Des verres d’eau, sirop, jus sont également à disposition. Il faut bien comprendre que les repas dans l’unité sont anarchiques. Obliger une personne à s’asseoir avec les autres, attendre le service, manger avec des couverts, j’appelle cela de la maltraitance.

La personne démente - ce n’est pas une généralité, certaines aiment manger à table - n’en a que faire des règles de société qu’elle devait sûrement appliquer avant. Alors un repas dans l’unité c’est un bonheur anarchique donc. Il y a des gens à table mangeant avec des couverts, des personnes mangeant avant tout le monde, le repas servit d’un coup, des gens mangeant à plusieurs tables, au bar, en marchant, avec les mains.

Et au beau milieu de cela, il y a le Macumba, le bar fictif, le phare accueillant les résidents pour le petit-dej, pour un petit verre (la carte a plusieurs choix, dont la sélection du jour qui en général marche pas mal du tout). L’endroit où les personnes se rencontrent, oubliant l’espace d’un instant leur solitude commune.

C’est fou de voir comment une chose banale peut s’avérer géniale. Les résidents accrochent, des échanges bourgeonnent, se développent, et il y a même J. qui s’empare subitement du pichet pour se servir et demander aux autres s’ils veulent également un coup. Vous vous rendez compte ? Une personne qui, s’il était seul chez lui, ne se laverait pas, ne changerait pas de vêtement, ne pourrait même pas se faire à manger. Et là il dépasse son enveloppe pour s’ouvrir au autre dans un bref moment.

Le Macumba est lancé.

Et si jamais l’envie vous prend de monter le vôtre, ce n’est pas bien difficile et c’est une aventure folle.

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